Les commissions d'enquête parlementaire dans le viseur de la CEDH

Les commissions d'enquête parlementaire dans le viseur de la CEDH

Publié le : 08/04/2015 08 avril avr. 04 2015

Selon la CEDH, l'obligation de comparaître, de déposer sous serment ou de répondre aux questions devant une commission d'enquête parlementaire est problématique au regard du droit de se taire et de ne pas s'auto-incriminer.
 

Le 29 mai 2001, les sociétés composant le groupe AOM-Air Liberté déposèrent le bilan. Par jugement du 19 juin 2001, le Tribunal de commerce de Créteil plaça les sociétés en redressement judiciaire et arrêta un plan de cession. C'est dans ce contexte que la société HOLCO, dont le dirigeant était monsieur Corbet, coordonna avec maître Leonzi une offre de reprise partielle du groupe, qui fut accueillie par le tribunal de commerce de Créteil.
Néanmoins, les mesures mises en place ne permirent pas à la société Air Liberté de se relever : elle fut placée en liquidation judiciaire, le 17 février 2003. Pire, il apparut assez rapidement que messieurs Corbet et Paris (ayant droit économique d'une filiale de la société Holco), ainsi que maître Leonzi, avaient mis en place un système dans lequel monsieur Corbet et son équipe s'étaient enrichis au détriment du redressement de la société. Le 26 février 2003, le ministère public ouvrit donc une enquête préliminaire portant sur des soupçons de détournement d'actifs commis au sein de la compagnie aérienne. Le 18 mars 2003, l'Assemblée nationale créa une commission d'enquête sur les causes économiques et financières de la faillite d'Air Liberté. Dans ce cadre, elle entendit sous serment monsieur Corbet, maître Leonzi et monsieur Paris. Le rapport de la commission indiquait que monsieur Corbet et son équipe s'étaient fortement enrichis dans cette opération, « dans des conditions auxquelles la justice pouvait s'intéresser ». Ce rapport fut transmis au procureur de la République en application de l'article 40 du code de procédure pénale. Monsieur Corbet fut placé en garde à vue le 22 juillet 2013 et mis en examen dans le cadre d'une information judiciaire ouverte du chef d'abus de confiance et d'abus de biens sociaux. Maître Leonzi et monsieur Paris furent également mis en examen. À l'issue de l'instruction, tous trois furent renvoyés devant le tribunal correctionnel. Monsieur Corbet fut condamné des chefs d'abus de confiance et d'abus de biens sociaux et messieurs Leonzi et Paris des chefs de recel d'abus de biens sociaux. La cour d'appel confirma la condamnation et la Cour de cassation rejeta le pourvoi que les prévenus avaient formé.
Au soutien de leur requête devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), les requérants invoquaient la violation l'article 6, § 1 et 2 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ils dénonçaient en effet la violation de leur droit de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination, du droit à la présomption d'innocence et des droits de la défense, alléguant que le rapport de la commission parlementaire sur la faillite d'Air Liberté, transmis au ministère public, avait servi de fondement aux poursuites pénales conduites contre eux. Sur ce point, la CEDH constate que le refus de comparaître devant une commission parlementaire d'enquête, de prêter serment ou de répondre à ses questions, sauf à invoquer le secret professionnel, est passible d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 7 500 € (ord. n° 58-1100, 17 nov. 1958, art. 5), ce qui est constitutif d'une coercition .
Aussi indique-t-elle que « l'impossibilité pour les personnes appelées à comparaître devant une telle commission d'invoquer le respect de ces droits pour éviter de répondre à des questions qui pourraient les conduire à s'auto-incriminer est en soi problématique au regard de l'article 6, § 1, de la Convention ».
Toutefois, la CEDH relève, d'une part, que les références faites dans la procédure pénale au rapport d'enquête parlementaire sont peu nombreuses au regard du volume des éléments de preuve autrement recueillis et, d'autre part, que les requérants ne fournissent aucun autre élément montrant que le procureur ou le juge d'instruction en auraient tiré des conclusions directes quant aux charges à retenir contre eux. Au contraire, selon la Cour, il apparaît que les déclarations tenues par les requérants lors de l'enquête parlementaire n'avaient été utilisées que de manière secondaire, pour l'établissement du contexte factuel de l'affaire. La CEDH considère donc la requête mal fondée au sens de l'article 35, § 4, de la Convention européenne.

Il convient de noter que, si, en l'espèce, la Cour ne constate pas la violation de l'article 6, faute de grief, elle mentionne très clairement que le dispositif est « en soi problématique ». Il est, en effet, acquis que les preuves obtenues en violation du droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination ne sont pas admissibles et ce, afin d'éviter une coercition abusive de la part des autorités et, partant, le risque d'erreur judiciaire (V. CEDH 17 déc. 1996, Saunders c. Royaume-Uni, req. n° 19187/91, Rec. CEDH 1996-VI ; AJDA 1995. 212, chron. J.-F. Flauss ; 4 oct. 2005, Shannon c. Royaume-Uni, req. n° 6563/03, § 40, RSC 2006. 431, obs. F. Massias  ; 21 déc. 2000, Heany et McGuinnes, req. n° 34720/97 ; V. égal. Rép. pénal, Convention européenne des droits de l'homme [Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en matière pénale], par P. Dourneau-Josette, spéc. nos 377 s.).

Cependant, la CEDH a eu l'occasion de retenir que l'utilisation dans un procès pénal de preuves matérielles découvertes grâces à des déclarations obtenues par des moyens contraires à l'article 3 mais non constitutifs de torture n'affecte la régularité de la procédure que lorsqu'ils ont eu un impact sur la déclaration de culpabilité ou la peine (V. CEDH, gde ch., 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, req. n° 22978/05, D. 2010. 2850, point de vue D. Guérin ; RSC 2010. 678, obs. J.-P. Marguénaud ).
Par un raisonnement a fortiori, la Cour étend ici ce principe aux cas d'éléments probants autres que l'aveu obtenu en méconnaissance du droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (§ 34 de la décision commentée).
Par ailleurs, monsieur Corbet arguait également de la violation de l'article 5 de la Convention européenne au motif qu'il avait été détenu, sans base légale, entre la fin de sa garde à vue et sa présentation au juge d'instruction. Et, sur ce point, les juges strasbourgeois lui donnent raison.
En effet, à l'époque de la garde à vue de monsieur Corbet (c'est-à-dire en juillet 2003), le droit français ne régissait pas la détention entre la fin de la garde à vue et la présentation au magistrat instructeur. C'est la loi du 4 mars 2004 qui a comblé ce vide législatif, via l'introduction, dans le code de procédure pénale, de l'article 803-2.

La condamnation de la France sur ce fondement n'est, du reste, pas une première puisque la Cour européenne avait déjà fait le constat d'une telle violation dans l'arrêt Zervudacky c. France, auquel elle renvoie explicitement dans la présente espèce (CEDH 27 juill. 2006, Zervudacky c. France, req. n° 73947/01, spéc. § 47).

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